
Fernando López, SJ et Arizete Miranda, CNS-CSA (Traduction de Yves Morel, SJ)
«Vous voyez déjà la lumière?» demandaient les Xapori (chamanes) Yanomami aux initiés. Ils ont passé la nuit précédente dans la forêt, en se purifiant et en se préparant. Vous voyez déjà la lumière?, insistaient-ils pendant qu’ils priaient en chantant et en dansant avec leurs corps peints et la tête couverte de duvet blanc d’Aigle royal. Du ciel ils voyaient descendre des petites lumières brillantes, comme de petites plumes blanches qui flottaient et leur parlaient. L’une d’elles s’arrêta devant les initiés et demanda: «Qui sont ceux-là qui se sont initiés avec les Yanomami?» Les Xapori répondirent: «Ce sont des amis blancs qui luttent avec les Yanomami pour défendre Urihi (la forêt, la terre, le territoire)». Les esprits confirmèrent: «S’ils sont amis des Yanomami et qu’ils défendent Urihi, ils peuvent continuer à s’initier.» Alors les plumes blanches s’élevèrent jusqu’à disparaître dans le ciel, se confondant avec la lumière brillante du soleil. Et les Xapori continuèrent à prier, en chantant et en dansant à côté des initiés, en les encourageant et en leur demandant: Vous voyez déjà la lumière?
Nous partageons recherches, expériences et réflexions sur la Spiritualité et l’Ecologie à partir de notre mission dans l’Equipe Itinérante et de certains questionnements: les peuples indigènes de l’Amazonie ont-ils, à partir de leurs traditions spirituelles, de visions du monde et de savoirs millénaires, une parole à offrir au monde face à la crise écologique de la planète et à la crise spirituelle de ses habitants? Le monde occidental mondialisé a-t-il quelque chose à apprendre de l’Amazonie et de ses peuples indigènes?
Le Cardoner est un petit cours d’eau qui passe par Manresa (Catalogne, Espagne). Là, Ignace de Loyola a vécu presque une année (1522) en se consacrant à la prière et à la pénitence dans une grotte près de la rivière. Dans son autobiographie, il raconte qu’en ce temps Dieu l’enseignait comme un enfant: «Une fois, la manière qu’avait eue Dieu de créer le monde se représenta dans mon entendement, avec une grande joie spirituelle; il me semblait voir quelque chose de blanc d’où sortaient des rayons, et qu’à partir de là Dieu faisait la lumière». Et l’«illumination du Cardoner» a marqué sa vie pour toujours: «Je me suis assis un moment le visage tourné vers la rivière qui coulait en bas. Et assis là, les yeux de mon entendement commencèrent à s’ouvrir…Toutes les choses me paraissaient nouvelles…J’ai reçu une grande clarté dans l’intelligence.»
Cette «eau de Manresa» donna à Ignace la matière première fondamentale pour les Exercices Spirituels, depuis le Principe et Fondement jusqu’ à la Contemplation pour parvenir à l’Amour. Pour Ignace, les êtres humains sont des créatures et les «choses» sont plus que des «choses»; ce sont aussi des créatures sœurs de création. François d’Assise (inspirateur d’Ignace) chantait déjà cette fraternité universelle quatre siècles auparavant (XIIe siècle). Pour Ignace toutes les créatures sont des dons qui proviennent de l’amour fécond et créatif de Dieu. Dans ces créatures Dieu même habite, se révèle, se donne à nous et nous attend… «En Lui nous avons la vie, le mouvement et l’être» – dirait saint Paul (Actes 17,28). Dorénavant la passion d’Ignace sera: «Aimer et servir Dieu dans toutes les choses et servir toutes les choses en Lui», aimant et servant tous les êtres de la création présents dans le monde.
L’Amazone est au monde le fleuve le plus long et dont le débit est le plus abondant. Pendant la première période de mission (XVII-XVIIIe s.), les jésuites circulaient de communauté en communauté, comme une cavalerie légère par les rivières et les forêts. Ils visitaient et accompagnaient les communautés en louant, révérant et servant le Créateur dans toutes ses créatures: chez les indigènes et chez les autres choses sur la face de la terre. Ces compagnons d’Ignace appris avec les indigènes à être d’attentif et fermes défenseurs du jardin de l’Amazonie. Beaucoup, comme Samuel Fritz, SJ, ont radicalement engagé leur vie avec leurs frères indigènes jusqu’ à la mort. Ils ont défendu l’Amazonie et ses populations contre la mise à sac, l’esclavage et la cupidité des conquérants, malades de la «fièvre de l’El Dorado.»
En décembre 2011, Panchita, Raimunda, Arizete et Fernando, nous avons fait partie du voyage du P Fritz. Plus d’un mois de traversée (2,500 km) à visiter et à tenir des ateliers dans les communautés où nous passions. Ce fut une dure itinérance. Mais comme cela arriva toujours en ces années d’itinérance, Dieu se fit Attention et Providence par les mains simples et accueillantes des indigènes et des communautés qui nous ont reçus.
Comment ces missionnaires de jadis cultivaient – ils cette «intimité itinérante et cette communion missionnaire» (Pape François), cette spiritualité itinérante à la belle étoile, vécue et transmise par leur maître Ignace – le Pèlerin – reliée intimement avec «Dieu en toutes choses et toutes choses en Lui?» Qu’est-ce qui les encourageait à traverser des frontières géographiques et symboliques dans les deux sens, bien que ce soit au prix de leur vie?
Aujourd’hui, face à la «crise» et aux défis du monde globalisé, nous nous sentons perdus et enserrés dans notre mission. Comment retrouver l’équilibre et une tension spirituelle saine au milieu de ces trois dimensions (institution-insertion-itinérance) de service de la mission du Corps Apostolique, qu’Ignace et les premiers compagnons inspirés conçurent pour la «plus grande gloire de Dieu et le bien des âmes»?
L’Amazonie est aujourd’hui la plus grande forêt tropicale humide du monde. Une des régions géologiques, biologiques et culturelles les plus riches de la planète; une de ses biomasses les plus grandes et les plus complètes. Ses 7,8 millions de km2 (15 fois l’Espagne) s’étendent dur 9 pays. Sa diversité socio-environnementale est très riche. 34% des forêts primaires de al planète, fondamentales pour la fixation du carbone et le cycle de l’eau; 1/3 de la biodiversité et du stock génétique du monde (beaucoup d’espèces encore inconnues); 20% de l’eau douce non congelée (il s’en écoule 220.000 m3/s). C’est le réseau fluvial navigable le plus étendu de la terre (100.000 km). Et une des plus grandes provinces minérales de la planète. La présence humaine dans l’Amazonie remonte à plus de 11.000 ans. La population actuelle est de 33 millions (70% dans les villes): migrants, communautés riveraines, métis, caboclos (paysans métis), et seulement 3 millions d’indigènes de 385 peuples connus. En 1500 il y avait 5 millions d’indigènes dans la région, exterminés par les maladies et la violence des envahisseurs européens. En dépit de tout, les populations indigènes ont résisté et l’Amazonie est aujourd’hui la région de la planète avec la plus grande population «sans contact» avec l’Occident. Chaque jour apparaissent de nouveaux groupes d’«indiens isolés» menacés d’extermination par l’avancée prédatrice de la civilisation. «Les peuples indigènes sont des bibliothèques vivantes. Chaque fois qu’un peuple indigène est exterminé et disparaît, un visage de Dieu meurt et toute l’humanité et le cosmos s’appauvrissent» – selon la phrase du sage Bernardo Sateré-Mawé.
Dans la conjoncture actuelle de crise écologique et spirituelle, socio-environnementale mondiale et du modèle prédateur de développement économique, l’Amazonie a fini d’être une «arrière-cour» pour se transformer en une «place centrale» de la planète. Une région prioritaire d’un haut intérêt géopolitique et stratégique, disputée par les grandes puissances qui convoitent sa biodiversité et ses ressources naturelles. Les plus pauvres, les plus vulnérables et les populations indigènes se trouvent au milieu du «feu croisé» et sont victimes de la pression croissante, de la violence et de la mort.
Les leaders indigènes demandent perplexes: «Pourquoi vous les blancs vous ne pensez qu’à l’argent et vous êtes prêts à n’importe quoi pour de l’argent? Terre, eau, air, arbres, animaux, tout est-il de l’argent? Comment ne voyez-vous pas en ces choses la mère et les frères et sœurs qui prennent soin de nous et nous aident? Vous êtes malades! Peut-être l’argent se mange-t-il, se boit-il ou se respire-t-il? Pourquoi donc empoisonnez-vous l’air et déféquez-vous dans l’eau que vous allez boire?»

Crédit photo: magisradio.blogspot.com
Kopenawa Yanomami dénonce et annonce: «Nous sommes fatigués d’entendre que nous les peuples indigènes sommes un obstacle au développement… Bien au contraire, nous sommes des semences de solution aux grands problèmes que le monde occidental a imposé à toute l’humanité et à la planète.»
Les peuples indigènes sont des tests millénaires de solution, de connexion spirituelle, de réciprocité et d’attention à la nature. Dans les cultures amazoniennes il est normal que les femmes indigènes allaitent des petits de différents animaux. Si tu leur demandes: Pourquoi fais-tu téter ce petit animal? Elles répondent: «De la même façon que la mère sanglier s’est sacrifiée pour nous alimenter, je dois allaiter ses petits pour que demain mes enfants et les siens continuent de s‘aider.»
Les Evêques latino-américains le reconnaissent: «L’Eglise remercie tous ceux qui s’occupent de la défense de la vie et de l’environnement. […]Elle apprécie spécialement les indigènes pour leur respect de la nature et l’amour de la mère terre comme source de la nourriture, maison commune et autel du partage humain» (DA 472).
Nous sommes d’éternels apprentis. «Vivre et ne pas avoir honte d’être heureux. Chanter et chanter et chanter la joie d’être un éternel débutant» – chante Gonzaguinha. Comment apprendre à nouveau dans cette «forêt» que sont la sagesse de la réciprocité, la spiritualité de l’attention, la justice socio-environnementale, le paradigme du bien «bien vivre – bien vivre ensemble» des peuples indigènes? Pour vivre et être heureux, il faut reconnecter nos racines et avec humilité «nous déchausser, parce que la terre que nous foulons est sacrée» (Ex 3,5).
«Que pouvons-nous faire, ensemble?», demandait le Xapori Kopenawa après plusieurs décennies de lutte, de souffrance et de mort pour défendre son territoire. Il faut unir les efforts entre les «deux forêts»: l’amazonienne et celle d’asphalte et de béton des pays riches (beaucoup plus dangereuse!). Une forêt sans l’autre n’a pas de solution! Il faut mener la bataille dans cette forêt consumériste et mercantiliste, sinon l’Amazonie et ses populations seront mises à sac. Finalement, c’est pour maintenir ce système capitaliste de développement, prédateur et insoutenable, que les entreprises et le grand capital sont en train d’envahir, d’acheter et de l’Amazonie et tout ce qui l’habite. Mais les scientifiques avertissent que si l’Amazonie est détruite, les impacts sur l’équilibre systémique de la planète et de toutes ses formes de vie sont imprévisibles.
Comment avancer ensemble dans cette direction (reconnexion)? «Nous allons lutter jusqu’au dernier indien!» affirmait énergiquement une femme Makuxi face à la violence de tueurs masqués d’une entreprise de négoce agraire, qui envahissait sa Terre Raposa Serra do Sol: dix indigènes furent blessés par des balles (mai 2008); plus de vingt avaient déjà été assassinés. Aussi beaucoup de personnes alliées ont donné leur sang avec les indigènes pour défendre cette forêt. Et dans cette forêt d’asphalte et de béton, sommes-nous disposés à lutter avec ces gens et comme eux, «jusqu’au dernier indien»?
Après visite à la Région amazonienne du Brésil (septembre 2008), le P Adolfo Nicolás écrit: «En Amazonie, s’engage une des grandes batailles pour préserver l’équilibre écologique du monde et c’est l’habitat d’une grande diversité de populations indigènes qui, dans leur ensemble constituent une grande richesse culturelle et humaine terriblement menacée. La préservation de l’Amazonie est une bataille que l’humanité ne peut perdre et la Compagnie lutte et doit lutter pour cette cause. Justement la CPAL (la Congrégation des Provinciaux d’Amérique Latine) considère l’Amazonie comme une de ses priorités. La Région amazonienne […], a besoin d’appui avec des ressources humaines et matérielles pour accomplir sa mission. Diverses provinces de l’intérieur et de l’extérieur de l’Amérique Latine ont donné et continuent de donner généreusement cet appui; je désire inviter d’autres provinces à suivre cet exemple et à considérer qu’en le faisant elles contribuent à la mission de la Compagnie universelle pour la promotion de relations justes avec la création. Que Notre Créateur et Seigneur, qui habite dans les créatures, nous fasse en tout aimer et servir sa divine majesté.»
D Romero disait: «A quoi sert le sel si on ne le met pas là où l’on cuit les fèves?» Aujourd’hui les «fèves» de la vie de la Planète sont cuites dans la «marmite» de l’écologie. Pour faire face à la crise écologique, il est fondamental que les leaders spirituels du monde unissent leur «sel» et aident l’humanité à se reconnecter avec elle-même, avec ses racines spirituelles les plus profondes, avec la Mère-Terre qui l’allaite et la soutienne, avec le cosmos et le Mystère qui l’habite et le vivifie. Il est urgent qu’autour de la marmite commune de l’écologie, autour de la même table et sur un pied d’égalité, ils puissent se sentir les leaders spirituels, humanistes et spécialistes, scientifiques et politiques, pour chercher ensemble les chemins communs de vie pour l’humanité et tous les êtres de la planète, pour aujourd’hui et pour demain.
Le pape François a pris le nom du Saint d’Assise mais, surtout, il a épousé son engagement prophétique avec ses frères les pauvres et avec sa sœur la nature. Déjà dans son homélie de début de pontificat (19/03/2013) il déclare: «Je voudrais demander, s’il vous plaît, à tous ceux qui occupent des postes de responsabilité dans le milieu économique, politique et social, à tous les hommes et femmes de bonne volonté: soyons les gardiens de la Création…» Depuis lors, dans ses déclarations et ses écrits, il continue d’interpeler l’humanité et ses leaders au sujet de la responsabilité écologique.
Excepté les distances, les cotextes historiques et culturels, le petit cours d’eau Cardoner et l’immense fleuve de l’Amazone sont de l’«eau de la même source». Le profond débit spirituel de l’humanité, avec la diversité de ses courants et de ses traditions, est lui aussi alimenté par la même Source. Les vrais mystiques, les chamanes et les leaders spirituels se comprennent sur l’essentiel. Ils sont tous été illuminés et baignés par la Lumière et l’Eau qui jaillissent de la même Source.
Vous voyez déjà la lumière? – demandent les Xapori Yanomami à nous tous qui sommes en voie d’être «initiés»… Et après l’obscurité du tunnel, une lumière brillante illumine tout, en renouvelant toutes les créatures: «Dieu en toutes choses et toutes choses en Lui», du Cardoner à l’Amazone, une eau de la même Source!
L’Equipe Itinérante est née en 1998 sous l’inspiration et l’impulsion prophétique du P Claudio Perani, SJ, premier supérieur du District des Jésuites de l’Amazonie (DIA, Brésil, 1995). L’Equipe est un espace interinstitutionnel de service de l’Amazonie et de ses populations, spécialement là où les blessures sont plus ouvertes et la vie plus menacée. L’Equipe est envoyée traverser les frontières géographiques et ‘symboliques, dans les deux sens.
Fernando Lopéz est né aux Canaries, Espagne (1960); il est entré dans la Province des Jésuites du Paraguay (1985) et il a été nommé à la Mission Amazonienne et à l’Equipe Itinérante (1998-2012). Arizete Miranda est née dans l’Amazonie brésilienne (1959); elle appartient au peuple indigène Sateré-Mawé (Tupí-Guaraní); elle est entrée dans la Congrégation de Notre-Dame – Chanoinesses de S Augustin et a été nommée à l’Equipe Itinérante (1998-2013).
Cet article fait partie de l’Annuaire 2015 de la Compagnie de Jésus qui portait sur l’écologie, publié par la Curie Généralice de la Compagnie de Jésus en septembre 2014. Ecojesuit a reçu la permission de reportages sur cette publication.